This article was presented on 26 August 2021 at Siavoushan Centre

C’est difficile de parler clinique à son propos, parce que on voit rarement des pervers sur le divan du psychanalyste, sauf quelquefois dans des épisodes dépressifs. La plupart du temps c’est la justice, et la justice pénale qui les rencontre. 

Il faut dire aussi à l’entrée, que le pervers est généralement un homme et il y a quelque chose d’étrange à ce que moi, comme femme je me laisse vous parler du pervers. Mon expérience concerne surtout un homme que j’ai rencontré dans le cadre d’une activité de « contrôle » ou de « supervision ». 

Il s’agissait d’un éducateur qui avait ouvert un « lieu d’accueil », dans la banlieue parisienne, soit une petite structure qui accueille de 3 à 5 enfants dans un cadre familial, sa propre famille. Les enfants accueillis avaient entre 6 et 14 ans, ils étaient confiés à l’Aide Sociale à l’enfance, un organisme d’état qui s’occupe des mineurs sans famille, ou de familles pathogènes. En général , un juge pour enfants ordonne un placement dans ces structures de l’Aide Sociale dans le but de protéger des enfants issus de foyers d’alcooliques, de difficultés financières trop grandes, de pathologie de maltraitance …  La justice place pour des périodes allant de deux à trois ans dans ces petites structures, sous le contrôle d’une inspectrice de l’Aide sociale à l’enfance, relativement lointain, et d’une psychologue,  moi en l’occurrence. Je voyais la famille, soit l’éducateur et sa femme, toutes les semaines dans une sorte de réunion où l’on parlait des difficultés des gamins, du couple accueillant… L’inspectrice ne venait que tous les deux ou trois mois passer quelques heures avec eux pour rendre compte des progrès ou des problèmes non résolus. Il y avait à l’époque trois enfants accueillis, un jeune homme, très psychotique et deux garçons plus jeunes dont les symptômes restaient cantonnés surtout à leurs difficultés scolaires.  Le lieu venait d’ouvrir, quatre mois quand les premières questions me sont apparues autour de « violence » dont personne ne pouvait dire l’origine. Le grand portait des marques de coups et il semblait qu’il se les infligeait à lui-même : automutilation dit-on. Mais je le connaissais d’un autre placement depuis longtemps, et s’il apparaissait toujours aussi étrange, il n’avait jamais manifesté ce genre de symptômes ! Que manifestait-il ainsi ? 

Il y avait aussi, quand j’arrivais pour la réunion, une sorte d’excitation que les plus jeunes montraient avec des rires assez immotivés et surtout en relais sans cesse de l’un à l’autre. Je les voyais peu, juste avant qu’ils ne repartent à l’école pour l’après-midi. Dans la réunion, la femme de l’éducateur se plaignait de plus en plus de la présence constante des enfants, ne trouvait pas sa place et se disait toujours reléguée avec sa petite fille, aux travaux du ménage ! Lui, je vais l’appeler Bernard, se montrait sérieux, prêt à se remettre en question, avec quand même tout un vocabulaire « psy » et « psy lacanien » qui je dois dire m’irritait un peu. Il avait toujours une question théorique en réserve et cherchait souvent à me prendre en défaut, mais sans violence comme une sorte de rivalité entre camarades. Vous entendez le mot : un climat de complicité dont j’étais bien en peine de savoir quel en était l’objet.  Pendant un temps, il m’a semblé qu’il s’agissait de la structure elle-même, nouvelle et plutôt rare en France (contrairement à la Belgique où elle est banale) dont nous étions, nous les adultes en charge, l’inspectrice, l’assistance sociale, moi et les éducateurs (je croyais) assez fiers. Mais après trois mois de fonctionnement, cette complicité durait, elle me posait problème. Je finissais par avoir du mal à aller à cette réunion, et dans le transfert, il faut toujours tenir compte de ces perceptions, ces intuitions mêmes qui me restaient assez énigmatiques. Que se passait-il ? C’est à ce moment que les marques de coups sont apparues sur le corps du grand jeune homme étrange qui vivait là. 

Puis la femme de l’éducateur a demandé à me voir en particulier, pour un rendez-vous spécifique à mon bureau à Paris. Et elle a fait quelque chose, en entrant et avant de s’asseoir dans le fauteuil que je réserve aux entretiens, elle a commencé à se déshabiller, comme pour le médecin,  sa veste, et les boutons de sa chemise, quand, devant mon regard j’imagine assez déconcertée par cette entrée en matière, s’est reprise, rougissante, et s’est mise à me parler toujours de la question de sa place dans le lieu, et surtout de ces difficultés avec son mari, l’éducateur Bernard. Je ne vais pas vous parler de ces plaintes, mais de cette formation de l’inconscient, ce début de déshabillage, presque un passage à l’acte, en fait. Maintenant que vous savez la suite, dans mon titre sur la pédophilie, évidemment on devine que la vérité qui cherchait à se dire dans ces gestes mal à propos, c’est l’importance du sexe. Une importance qui ne pouvait pas se dire autrement. Sur le coup, j’ai commencé à m’inquiéter sérieusement sur cette maison d’accueil. 

Je dois dire que je pensais qu’il y avait de la violence entre les enfants, dont les éducateurs ne savaient rien. Dans les internats, il est relativement fréquent que des sévices entres pensionnaires prennent des proportions méchantes. J’ai téléphoné à l’inspectrice. Je ne me voyais pas intervenir directement, ou même poser la question à la réunion de la semaine. Il y avait du secret et j’étais bien certaine que mes questions ne seraient pas entendues ou si facilement réinvesties dans un cadre théorique ! Dans la semaine l’inspectrice a envoyé l’assistante sociale qui a été reçue très gentiment et qui est revenue en me disant qu’elle ne voyait pas les raisons de mon inquiétude, mais quand même. La semaine suivante, lors d’un entretien que l’un des garçons accueillis avait avec son juge, pour statuer de la fréquence des relations qu’il devait garder avec sa propre mère, hospitalisée en psychiatrie.  Il a parlé. Les juges pour enfants, (c’est un métier spécifique en France) en général, aime bien se réserver un moment où il parle seul avec l’enfant. Et dans ce moment-là l’enfant a parlé du fait que Bernard jouait avec lui à des jeux qui le gênaient, qu’ils n’osaient pas refuser,  dont il  ne devait pas parler … des attouchements sexuels sur lui et l’autre garçon, dans le bain, dans des après- midi de ballades …  pédophilie en clair !

Le lieu a fermé bien sûr, dans la semaine, les enfants ont été admis dans d’autres structures, et l’éducateur a été arrêté et le plus étonnant c’est qu’il n’a pas démenti. Il a avoué très tranquillement qu’il considérait que ces expériences qu’il avait avec ces deux garçons étaient tout à fait normales ! Il fallait bien leur apprendre le sexe ! 

Voilà les faits !  Le pervers n’a pas de culpabilité, en tout cas pas tout de suite ! Et c’est ça qui le déprime, quand il la découvre en quelque sorte, par le biais des autres, de la société ! Et jamais tout à fait, et dans ce sens Freud nous dit que « la perversion est l’envers de la névrose », parce que le névrosé est d’abord culpabilisé par ses fantasmes. Mais les fantasmes sont les mêmes !

L’intéressant  dans l’histoire que je vous ai racontée, consiste surtout dans cette transmutation entre la violence secrète que ce pervers manifestait dans ces rapports avec les deux petits garçons, et la manière dont le psychotique pris dans la même situation transforme cette violence dans une agressivité contre lui-même. La perception d’une transgression dans son entourage immédiat, je dirais, l’a atteint et a produit certainement une forme d’insécurité dont il s’est défendu par une auto-agression. 

Je suis allée parler avec le juge (à sa demande) qui a instruit l’affaire de cet éducateur. Il m’a dit que l’éducateur reconnaissait tout à fait les accusations du gamin, et qu’il se défendait en exprimant qu’il ne voyait pas le mal, que toute affection est sexuelle, et qu’il ne témoignait dans cette histoire que d’une affection pour ces deux gamins ! Et il attendait de la psychanalyse qu’elle le reconnaisse, et même que c’était l’enseignement de la psychanalyse ! Les enfants sont sexués et connaissent les émotions sexuelles ! 

L’interdit que l’Œdipe articule était complétement nié. En effet, l’interdiction de la relation sexuelle entre parents et enfants, dont l’Œdipe organise la consistance dans une histoire romancée en quelque sorte, est au fondement de la subjectivation d’un homme ou d’une femme. Et cet éducateur en position d’adulte responsable de l’éducation et l’émancipation de ces jeunes garçons, transgressait cet interdit, ne le prenait pas à sa charge en s’interdisant, même s’il en avait le désir, justement les attouchements. Le désir  ne permet pas tout, et justement pas de s’appuyer sur la promiscuité familiale pour les réaliser. Un névrosé, avec les mêmes désirs, (ça arrive) justement ne se les permet pas, et souffre de la culpabilité de les avoir ! Il assume l’interdit de l’inceste. Ou, Le refoulement fait son office, et le névrosé ne le sait pas, sauf sous la forme de « traces » imposées soit par le désir, soit par la culpabilité, ou les deux ! 

Je pense que je n’ai pas besoin de revenir sur la nécessité structurale de cet interdit pour permettre à un enfant, fille ou garçon, de construire sa personnalité, j’allais dire même, son appareil psychique, pour reprendre les termes de Freud. En effet cet interdit est à la base de la distinction entre fantasme et réalité, entre le surmoi et le Moi, à la base de la constitution du désir, tourné vers le monde extérieur, vers des réalisations possibles dans le monde et oriente une vie dans tous ses aspects.  La castration se pense comme la punition du désir fantasmé de l’inceste ! 

L’explication de  Jacques Lacan se formule avec cette phrase : «  le psychotique est normal dans la structure sauf qu’il met au centre le corps propre, le névrosé est normal dans la structure saut qu’il met au centre l’Autre, et le pervers est normal dans la structure sauf qu’il met le phallus au centre. » 

Le phallus comme concept, comme marque du désir, comme image du désir, de l’homme au pénis érigé, et qui ne se vit que pour y accéder, ne reconnaissant aucune castration !  Cet éducateur, de désirer ces garçons, considérait que le désir, tout seul, le légitimait à transgresser l’interdit. J’aimerais presque dire que son être faisait du désir la preuve de son existence, la  consistance même de sa personnalité. Dans un certain sens, il a été loyal, il a reconnu les faits, il a démontré en quoi le phallus restait au pour lui au centre. 

Alors, on devine que le psychotique qui était immergé dans cette situation, même s’il n’a pas souffert lui-même des attouchements de cet éducateur, (il était plus agé) a perçu la violence secrète de cette transgression, la complicité, c’est à dire le partage de la transgression, imposée du côté des enfants, et l’a pris en charge en s’agressant, en montrant la violence. Cette transmutation me reste assez énigmatique, mais justement pour cette raison que c’est un enseignement clinique : on y voit le psychotique comme révélateur de l’inconscient, « l’inconscient à ciel ouvert » dit-on !  Pas de refoulement ! 

Ce que l’on voit au contraire chez la femme de cet éducateur, bonne névrosée, qui, dans mon bureau commence par se déshabiller , comme l’émergence de la vérité de la situation. Toujours l’inconscient apparait ainsi, comme une surprise, pour tout le monde, le psychanalyste, comme le psychanalysant ! 

Maintenant le phantasme de cet éducateur s’organisait autour du désir pour l’enfant, et sa perversion tournait évidemment autour du même fantasme. Et dans la vie, on rencontre plutôt des pervers autour d’un fantasme sadique de domination de l’autre, femme ou homme. L’acte sexuel est alors vécu comme une agression, et par élargissement, l’agression est vécue comme sexuelle, et donc comme preuve de l’érection phallique. Ceux sont tous les harceleurs, les petits chefs, les hommes ou femmes qui ont besoin, sans arrêt de montrer qu’ils sont en position de pouvoir dominer et agresser l’autre. Mais c’est la même absence de culpabilité, ou plutôt la même volonté de nier la  castration, soit la limite que chacun doit se poser à lui-même. En général, ils sont tout à fait adaptés à la société, ils ont femme et enfants, un boulot où le management moderne les encourage. Ils ne viennent pas voir un psychanalyste ! Et le délit de « harcèlement » n’est reconnu en France que depuis les années  1990. Charles Melman, dans un de ces livres sur l’homme  moderne  proposait même la thèse qu’aujourd’hui le modèle de l’homme adapté de notre civilisation est le pervers, et non  plus, comme au temps de Freud le névrosé ! 

Reste la question des femmes perverses, mais je n’ai pas vraiment d’exemple aussi clair, je dirai que la perversion chez la femme se manifeste plutôt dans le rapport à la maternité, à son enfant. Disons que c’est la maternité chez une femme qui peut être perverse. L’enfant est alors vécu comme un phallus, et la femme n’a de cesse l’ériger comme sa propre érection !