This article was presented on 16 December 2021 at Siavoushan Centre

Parler dans le temps compté d’une conférence et de perversion et de psychose est une gageure pour plusieurs raisons. 

D’une part, le champ de l’une comme de l’autre est immense et aussi multiple. En effet, si l’on considère le champ des perversions, qu’il y aurait-il de commun entre ce que l’on désigne comme fétichismes – soit la contrainte de voir un objet en particulier bien qu’en apparence insignifiants mais sans la présence duquel non seulement un pervers fétichiste ne saurait jouir mais encore c’est l’angoisse qu’il rencontrerait s’il venait à manquer. Qu’a le fétichisme en commun avec les pratiques masochistes par exemples ? 

De mêmes pour les psychoses. Qu’y a t-il de commun entre un délire paranoïaque, une bouffée délirante aigüe et une schizophrénie par exemple ? Ou encore entre une mélancolie et un syndrome de Cottard ? Toutes ces questions mériteraient un long développement clinique pour mettre en évidence leurs différences.

D’autre part, lorsque Freud construit, à partir de la clinique, son élaboration de la psychose comme celle de la perversion, ce n’est jamais en les distinguant l’une de l’autre mais toujours en référence à la névrose pour l’une comme pour l’autre.. 

On connaît la célèbre formule freudienne de la névrose comme le négatif de la perversion. Elle nous rappelle que la structure du fantasme névrotique est toujours perverse, comme si le pervers osait mettre en acte ce que le névrosé se contente de fantasmer.  

De même avec la psychose. Lorsqu’il élabore l’origine du surmoi, Freud nous dit que c’est le délire d’observation psychotique qui nous met sur la voie du fonctionnement du surmoi, cette instance névrotique qui peut se révéler si intrusive et spécialement méchante dans certaines névroses, obsessionnelles par exemple, voyez l’homme aux rats. Est-ce que sa folle obstination d’avoir à rendre une somme d’argent qu’il ne doit pas à un homme qui ne la lui a pas avancée n’est- elle pas de l’ordre d’un délire ? Elle y ressemble étrangement en tous cas  et on peut constater que son rapport à la réalité n’est pas moins perturbé que celui du président Schreber.  

Quant à  l’hystérie disons qu’elle n’est pas en reste. Cela fait partie de la clinique quotidienne et on est parfois confronté au surgissement d’un petit épisode délirant dans le cours d’une cure d’hystérique, lorsque un symptôme qui faisait jusque-là barrage au versant mélancolique de l’hystérie féminine ne tient plus. Un délire d’observation ou des hallucinations auditives  peuvent alors survenir sur un mode paranoïaque en défense à l’angoisse du moment de mélancolisation où le sujet s’est senti réduit au statut de pur objet de jouissance pour l’Autre. Il est alors important que l’analyste ne cède pas sur le diagnostic d’hystérie et s’autorise à sortir de sa réserve surtout lorsque la patiente cours le risque de l’hospitalisation. Je signale qu’il  est assez rare que de tels épisodes nécessitent la mise à l’abri de la patiente, voire même un traitement médicamenteux. Je le dis d’autant plus qu’en occident il n’est connu de longue date que l’on rencontre dans les services psychiatriques et sous des étiquettes nosologiques variées des hystériques qui à force d’être neuroleptisées sont devenues des « bêtes d’asile », mal supportées par les soignants bien qu’elles n’aient plus d’autre choix que de se faire sans cesse réhospitaliser. Rappelons que depuis presque 60 ans, la psychiatrie officielle a fait disparaître l’hystérie de sa nomenclature grâce au DSM en la démembrant dans une multitudes de troubles disparates sans rapport les uns avec les autres. Et il n’y a plus aujourd’hui que la psychanalyse pour donner encore sa place à l’hystérique dans le monde en l’accompagnant dans ses formes les plus contemporaines, d’où la nécessité de ne pas céder sur le diagnostic d’hystérie ainsi que je vous le disais.

C’est pourquoi l’indication freudienne de trancher entre névrose et psychose à partir du rapport qu’un sujet entretient avec la réalité n’est pas toujours totalement pertinente du point de vue de la clinique quotidienne.

Mais, on doit à Lacan d’avoir largement défriché dès les années 50 le champ des psychoses en grande partie laissé vierge par Freud et d’avoir ouvert l’écoute de patients psychotiques à la pratique analytique.  Il est donc aujourd’hui courant de recevoir dans nos cabinets d’analystes des personnes dont la structure psychotique est avérée, ce qui ne les empêche nullement de mener leur vie et leur carrière « normalement » si j’ose dire, mais parfois, au prix d’un petit délire avec lequel ils ont appris à vivre.

C’est de cette clinique dont je souhaite vous parler aujourd’hui car c’est elle que je connais, n’ayant plus travaillé depuis fort longtemps dans un service psychiatrique.

Toute jeune analyste, au milieu des années 80, un homme a voulu me rencontrer à la suite d’une séparation d’avec sa femme et ses enfants. Travaillant dans un bureau comme comptable, il menait jusque-là une vie « tranquille » de salarié de la fonction publique et de mari et père de famille sans histoire. Mais la rencontre de sa femme avec un autre homme et sa décision de le quitter avait fait tanguer son monde et même l’avait fait en grande partie s’effondrer, comme il finit par l’avouer plus tard. 

Un homme très affable, quoique un peu mélancolique certes,  mais qui semblait ne pas se laisser envahir par la tristesse de sa situation et avait déjà mis en place « des solutions pour ne pas se laisser complètement aller » comme il le disait lui-même à son envie de mourir, parfois trop prégnante surtout la nuit, quand « même ses enfants ne lui paraissent pas un motif suffisant de rester en vie ». 

J’aurais, sans doute, dû être plus attentive à cette « envie de mourir » , bien réelle et bien distincte de l’envie qu’on parfois les névrosés que  tout s’arrête lorsque la vie leur paraît trop difficile à supporter pour une raison ou une autre. Cela m’aurait probablement mieux mise sur la piste de sa véritable structure. Mais je n’ai pas entendu la psychose, au point que, après quelques séances en face à face et parce qu’il avait apporté un rêve dans lequel il était secouru au moment de tomber dans un précipice, je lui ai proposé de s’allonger. Ce qu’il a accepté avec reconnaissance car « cela signifiait qu’il entrait véritablement en analyse » me confia-t-il. 

Après quelques mois d’analyse, il me confie sous le sceau du secret quelque chose qui me fait sursauter. Il me dit que lorsqu’il marche dans la rue, il est obligé de faire un certain nombre de détours car il est relié à Dieu par des fils et il doit sans cesse prendre garde à ce que les fils ne s’emmêlent pas entre eux. Voilà qui ne ressemble guère à un symptôme névrotique !

Je lui demande aussitôt depuis quand cela à commencer. Il me répond que cela avait déjà lieu dans son enfance, qu’il en avait parlé à l’époque à ses parents sans qu’ils y prêtent vraiment attention, que cela avait cessé vers l’adolescence et repris un temps lorsqu’il avait eu sa première relation sexuelle, puis lorsqu’il était devenu père. Cela ne l’avait pas quitté depuis sauf au moment de la rupture conjugale, mais il n’en avait jamais parlé ni à sa femme ni à qui que ce soit, il avait pris l’habitude de s’en débrouiller tout seul. Ajoutons tout seul, avec Dieu. Car grâce au fils qui le reliaient à Dieu, il n’était plus jamais seul, en permanence en relation à Dieu et sous son regard bienveillant. Il y avait trois fils, situés pour l’un au sommet du crane et pour les deux autres sur chaque épaule. En bon logicien, il me dit qu’il en fallait en effet trois pour qu’il échappe à la « robotisation » par laquelle il se sentait sans cesse menacé. Il avait conscience de l’existence d’une force maléfique qui depuis toujours l’observait, le manipulait, cherchait à le rendre fou.

Comment mieux dire qu’il était le siège où deux forces opposées s’affrontaient ?

D’un côté le regard menaçant qui le manipulait et le robotisait et de l’autre, les trois fils de Dieu qui  lui permettaient de tenir debout, et qui, loin de le transformer en marionnette de Dieu, bien au contraire, lui rendaient son humanité et la vie.

Dans notre jargon, on peut dire que le délire d’être relié à Dieu est ce qu’il s’était construit pour faire barrage à la puissance de destruction de la pulsion scopique qui, chez lui, ne rencontrait aucune limite.  Cela le privait de tout repère, l’obligeant à vivre dans un monde sans borne et sans cadrage dans lequel il était livré tout entier à la manipulation déshumanisante de l’Autre et à la voracité de son œil omniprésent.

Il s’était ainsi fabriqué un Dieu le père sur mesure, qui veillait sur lui et lui garantissait la stabilité du monde… à la condition de ne pas emmêler les fils. 

Ce faisant, ce patient m’a enseigné d’emblée la fonction que son délire avait pour sa vie psychique. « Surtout ne pas vouloir l’en guérir » pour reprendre un conseil que Freud donne à Jung encore son élève. Ce délire avait la même fonction de défense que certains symptômes ont chez le névrosé, celle de faire tenir la structure. C’est ce qui fait que pour le psychanalyste, il faut le traiter comme notre partenaire de travail plutôt que de chercher à l’éradiquer.

Je me trouvais là d’emblée confrontée à l’histoire bien singulière d’une psychopathologie de la vie quotidienne de la psychose que ce patient me permettait de commencer à entendre, à contre-courant de tout ce que j’avais appris à la faculté quant à la psychose. 

 Il me raconta en détail ce qu’il avait rencontré au moment de la rupture avec sa femme. Dieu l’avait soudain et très brutalement lâché. Et ce qui s’était produit était de l’ordre d’une perte radicale de toute signification, une perte du sens même de la vie. Même les chiffres avec lesquels il avait aimé jouer jusque-là avait perdu leur sens. 

Cela était extrêmement angoissant. Il ne pouvait plus sortir de chez lui sauf pour venir aux séances d’analyse.  Il y venait toujours par le même chemin sans faire le moindre détour pour ne pas être confronté au risque de se retrouver à errer dans la ville, sans reconnaître les lieux, avec le sentiment de se désagréger, d’être dissous dans la ville qui elle-même se dissolvait dans le néant sans rien pour les retenir. 

Une décompensation, une dissolution psychique avec la perte de tout repère s’était produite dans ce moment où Dieu lui-même l’avait abandonné, le privant des fils qui marquaient et organisaient sa présence dans le monde.

Même son regard était devenu aveugle car plus rien ne l’arrêtait, il avait perdu toute limite disait-il.  Il venait ainsi, deux fois par semaine me confier son désarroi et son angoisse en s’allongeant sur le divan de mon cabinet, ne ratant jamais une séance, toujours bien à l’heure, payant chaque séance, toujours propre sauf une fois où il me dit s’être laissé débordé par l’angoisse et ne pas avoir eu le temps de se préparer avant la séance. J’appris ainsi la fonction de repère que les séances avaient pour lui, elles ouvraient un autre espace, délimité par le temps de la séance, où il se retrouvait sujet de sa parole adressée à un autre qui se contentait de l’écouter. Surtout ne pas interpréter, ne pas chercher à comprendre, avec lui, la présence suffisait. Surtout ne pas chercher à faire l’Autre, le grand, celui qui saurait ou serait supposé savoir. Car pour le psychotique, l’Autre n’est pas l’Autre symbolique du névrosé, il est Autre Réel, venu du réel, dont la jouissance l’envahit et qui le persécute, le manipule et le fait souffrir car il sait tout de lui. D’où l’importance que l’analyste ne vienne pas à cette place de l’Autre qui sait, sans pour autant se dérober au transfert. La question qu’il essayait de résoudre au cours des séances était celle de la jouissance qui pouvait envahir tout son corps et le réduire au statut de robot de l’Autre. D’où venait elle cette jouissance, quelle était son origine, qui pouvait lui vouloir tant de mal ? Toutes questions auxquelles je n’avais pas la moindre idée de réponse bien qu’elles me soient adressées. 

C’est à cela que la jeune analyste que j’étais a réussi à s’accrocher pour continuer de le recevoir et  comme il ne réclamait pas de traitement, et malgré ma peur d’un passage à l’acte et ma tentation de me rassurer en prenant l’avis d’un psychiatre, je fis le pari de la solidité du transfert pour lui permettre de traverser ce moment mélancolique. Il s’agissait vraiment de l’accompagner et de veiller à ne pas l’abandonner comme Dieu l’avait fait en le privant de son délire, et de préserver l’espace de la séance tel qu’il avait construit lui-même : le lieu où il lui était possible d’interroger ce qui faisait énigme pour lui sans pour autant qu’il soit englouti par le gouffre que la question ouvrait pour lui. 

Au bout de quelques mois, il me déclara que cela allait mieux, son regard avait recouvrer le cadrage des choses dans le monde un jour qu’il avait eu l’idée de sortir muni d’un appareil photo et qu’il avait pu aussitôt photographier ce qu’il avait vu « cadré » dans l’objectif de l’appareil, un SDF assis sur un trottoir à moitié endormi ou peut être sous l’effet d’une drogue. Il avait eu envie de lui parler et avait engagé la conversation. Puis, il lui avait demandé s’il pouvait faire des photos de lui et le SDF s’étant prêté au jeu, une séance de poses avait suivi comme dans un studio. Rentré chez lui, il avait aussitôt fait des tirages grand format des portraits de son modèle. 

Quelque temps plus tard, il décida qu’il devait aussi leur venir en aide,  façon de payer sa dette à tous ceux qui acceptaient de se laisser photographier. N’était-il pas devenu l’œil qui regarde, qui détecte la beauté dans celui qui est délaissé par la société ? Par ces portraits qu’il faisait dans la rue ne tentait-il pas de redonner leur statut de sujet à ceux qui l’avaient perdu aux yeux des autres? Il entra alors comme bénévole dans une association d’aide et de réinsertion, très connue en France. Cela lui permettait à la fois d’être utile et en même temps de se constituer une grande famille faite de personnes aussi perdues qu’il avait pu l’être lui-même et de participer à leur reconstruction sociale.

Il ne sortait plus sans son appareil photo qui lui permettait de voir le monde avec le bon cadrage. L’appareil photo a ainsi remplacé les fils qui depuis son enfance le reliait à Dieu pour faire tenir son monde. Il en était heureux, trouvant dans cette solution une grande simplification. Il n’était plus pris dans l’embarras des fils à ne pas emmêler qui l’avait jusque-là empêché de voyager. Cette découverte a déterminé sa vocation. Il est devenu photographe, et même rapidement un  photographe de renom, sollicité pour exposer ses œuvres dans lesquelles il donne à voir tous les rebus de notre société hyper consommatrice, ses restes, ses déchets, mais aussi tous ceux qu’elle ne veut pas voir et qu’elle exclut, les sans-abris bien sûr, mais aussi les fous, les handicapés et ces dernières années, tous ces immigrés qui ont cherché refuge en Europe et s’y sont trouvés piégés.  

Cela me permet de le suivre à distance. Et puis je le revois périodiquement, tous les cinq ou six ans. Il revient me parler quelques séances, vérifier que je suis toujours là bien à ma place, que rien n’a changé. Ainsi le point fixe que l’analyste est toujours, ou que mon cabinet ou mon divan sont pour lui sont demeurés l’autre repère qu’il a mis en place et qui lui est nécessaire soutenir son monde. D’une certaine façon, au fil des années nous avons vieilli ensemble, lui, son appareil photo et moi.

Telle est la solution, plutôt élégante, car créative que ce patient a construit pour mener sa vie de photographe apprécié des galeries d’art et des collectionneurs et qui lui a permis de se faire un nom. Bien entendu, c’est une solution qui ne vaut que pour lui. Tous les psychotiques ne sont pas artistes encore que beaucoup puissent l’être, comme en témoigne une multitude d’œuvres d’artistes, pour certains illustres, ce qui ne les a pas toujours empêcher de finir tristement leur vie dans les asiles psychiatriques.

La solution de mon patient s’est construite à partir d’un moment de bascule où il a pu passer d’une position où il était le jouet du regard de l’Autre Réel qu’il avait réussi à contrer temporairement grâce aux trois fils qui le reliaient à Dieu vers une place beaucoup moins précaire où c’est comme sujet qu’il regarde dans l’objectif de son appareil photo pour cadrer le monde de la bonne façon et, grâce aux photos qu’il prend de tous ceux que la société rejette et qu’il donne ainsi à voir, rendre au robot qu’il était pour l’Autre son statut d’être humain et de sujet désirant.

En 1975, Lacan, en s’appuyant sur le cas Joyce, a désigné du terme de sinthome ce type de solutions élégantes qui ont le pouvoir de stabiliser la structure psychique d’un sujet en empruntant et en transformant des éléments classiquement repérés comme éléments psychopathologiques de la psychose.

Il faut donc insister sur la capacité de la psychose de remanier ce qui s’était présenté initialement comme phénomène élémentaire, délire d’observation, hallucinations auditives pour le transformer en une possibilité de rétablissement, de nouveau nouage de la structure. La solution est chaque fois singulière et n’est efficace que pour celui qui l’a construite mais elle est souvent durable en cela qu’elle protège le sujet du délitement de sa structure psychique.

A charge pour l’analyste qui l’écoute d’être capable d’accompagner la construction de la solution et de l’accueillir pour ce qu’elle est, une tentative de guérison hors norme et singulière, qui vient surprendre le savoir de l’analyste par l’ingéniosité qu’elle met en place. De ce point de vue, tout sinthome est une œuvre d’art. Evidemment, dans le cas de mon patient, on voit que la construction et la mise en place de son sinthome ont dépendu et dépendent encore largement du transfert.

C’est sans doute sur cette question de la dimension du transfert que l’abord psychanalytique de la psychose se distingue le plus de son abord psychiatrique. Freud déjà proposait d’accueillir le délire psychotique comme une tentative de guérison. La structure psychique montre cette capacité de se transformer de se renouer autrement aussi bien dans la névrose que dans la psychose mais, comme la belle qui ne peut donner que ce qu’elle a,  elle ne peut le faire qu’avec ce qu’elle a déjà. Il y a donc une contrainte structurale inhérent à la construction d’un sinthome. Les possibilités de produire une stabilisation aux processus profondément déstructurants, délabrants qui caractérisent les psychoses ne peuvent qu’emprunter des modalités de re-nouage qui sont ceux de la structure qui a présidé à la décompensation psychotique. C’est là l’équivoque que l’on trouve dans le terme de sinthome proposé par Lacan à la fois modalité de formation symptomatique et stabilisation de la structure du sujet.

Alors, j’en viens maintenant à la question d’une clinique différentielle entre psychose et perversion.

Le champ des perversion est immense comme je l’ai déjà souligné et, il faut bien dire que la plupart des pervers avérés se gardent bien de pousser la porte d’un cabinet d’analyste.  Ils jouissent très bien et très tranquillement de leurs exploits où ils jouent volontairement avec la loi et ils n’ont pas besoin d’un analyste.  Mais, il peut arriver qu’ils y soient contraints par un juge, par exemple, pour des actes de pédophilie ou d’exhibitionnisme le plus souvent. Cependant, lorsqu’on les reçoit, il s’avère, en général, que leur intention principale est de tromper le thérapeute en se montrant pour un cours laps de temps un patient désireux de guérir du symptôme qui lui est reproché par la loi, ou, au contraire de choquer, voire d’effrayer les oreilles du thérapeute par le récit détaillé des exploits criminels auxquels ils s’adonnent avec délice. C’est pourquoi, le plus souvent, ils s’en vont rapidement, plantant l’analyste si j’ose dire au moment même où il pouvait avoir l’impression qu’enfin son patient était au travail de l’inconscient. Le pervers par définition aime passer à l’acte et il ne veut surtout pas en guérir, qu’on le lui demande ou pas. Il tire sa jouissance de l’angoisse qu’il suscite chez l’autre, et l’analyste n’en est jamais à l’abri, bien au contraire.

Un lieu où l’on rencontre le plus de pervers en France est sans nul doute, celui des prisons. Car pour y séjourner, il faut avoir commis un acte délictueux ou criminel.

Bien que n’y ayant jamais travaillé moi-même, je me suis fait cette opinion parce que j’ai eu en supervision et à plusieurs reprises, des analystes ou des thérapeutes qui y travaillaient. Et, à les écouter,  il m’est apparu que le problème pour ces thérapeutes étaient souvent de savoir s’ils avaient affaire à un pervers ou à un psychotique dans les personnes très dangereuses qu’ils étaient amenés à rencontrer et à soigner. Les prisons françaises sont pleines de pervers et de psychotiques dont le principal point commun est d’être passé à l’acte. Comment distinguer un passage à l’acte psychotique d’un passage à l’acte pervers ? C’est une question qui est régulièrement posée, notamment par les experts psychiatriques requis dans les jugements de criminel car la responsabilité dans l’acte est retirée dans le cas où le sujet qui l’a commis est reconnu psychotique.

Mais aussi parfois dans la clinique quotidienne. 

Ainsi récemment, une thérapeute qui travaille dans l’une des Grande Ecole françaises et qui est en supervision avec moi me rapporte le cas d’un jeune homme de 22 ans qu’elle a convoqué à la suite d’un signalement fait par son camarade de chambre et par d’autres de ses amis qui tentent depuis quelque temps de le contenir par leur amitié. Mais ils ont pris peur et craignent qu’il ne soit devenu dangereux pour lui ou pour les autres, d’autant plus qu’il ne se sépare jamais d’un couteau caché au fond de l’une de ses poches. C’est un jeune homme très brillant, il est sur le point de présenter l’une de ses invention dont il veut déposer le brevet. Depuis qu’il est entré dans cette école deux ans auparavant, il a toujours été une sorte de leader, entrainant les autres dans toutes sortes d’aventure joyeuses comme en font les jeunes gens de cet âge. Il aime ainsi marcher sur les toits de Paris, comme les cambrioleurs le font, et entre amis, ils ont créé une petite association qui regroupe tous les marcheurs sur les toits de l’école. 

Or, son humeur a changé après une déconvenue amoureuse au sein du groupe dont il rend la jeune fille responsable et à qui il en veut bien plus que l’évènement ne le mérite au dire de ses amis. Il commence à dire à la thérapeute que tout va bien pour lui, lorsqu’il se rend à la convocation. Mais comme elle a l’impression qu’il tente de lui donner le change elle insiste, et comme elle insiste, il montre dit-elle, « un léger malaise ». Elle remarque qu’il est moins présent, il se retourne souvent comme s’il entendait quelqu’un parler derrière lui, bien qu’il soit seul avec elle dans la pièce. Surtout, elle constate que son regard a changé, « il est devenu menaçant dit-elle, et j’ai préféré lever la séance, j’avais peur. » Elle a fait aussitôt un signalement aux autorités de l’école. Comme elle me demande si elle a bien fait, non seulement je la rassure, mais je lui dit qu’il faut signaler la présence du  couteau dans sa poche avant qu’il ne passe à l’acte et le mettre pour quelque temps à l’abri dans une institution douce. 

Elle se demande s’il s’agit d’une structure perverse, je l’oriente plutôt vers le diagnostic d’une bouffée délirante aigüe comme on les voit survenir souvent à l’entrée d’un jeune dans la schizophrénie. Elle me dit qu’elle a bien pensé qu’il entendait des voix quand il s’est mis à se retourner mais qu’elle n’a pas osé le lui demander et elle s’inquiète de savoir si c’est son insistance qui l’a déclenché. Là aussi, je la rassure, certes son insistance l’a fait basculer elle la thérapeute du côté de l’Autre persécuteur, mais déclenché, il l’était déjà, depuis le revers amoureux auquel il n’avait pas trouvé d’autre réponse que celle des voix terribles lui ordonnant de se servir du couteau sans que l’on sache s’il le ferait contre lui ou contre la jeune fille, ou contre la thérapeute ou contre n’importe qui d’autre. D’où la nécessité de le mettre à l’abri.

Il m’est arrivé de recevoir une jeune fille de 16 ans qui avait été accidentée, me dit sa mère. Elle était tombée du cinquième étage de son immeuble, mais heureusement ou miraculeusement, elle s’en était sortie presque sans blessure, quelques fractures, rien de plus. 

La version de la jeune fille était toute autre. Elle était dans sa chambre, fenêtre grande ouverte car on était en été et elle écoutait la radio quand tout à coup elle a obéit aux paroles d’une chanson qui passait sur les ondes et qui dit « Fais comme l’oiseau, que jamais rien n’empêche d’aller plus haut…etc. » Elle a donc couru jusqu’à la fenêtre et, libérée de toute entrave, elle s’est envolée comme l’oiseau que rien n’empêche d’aller plus haut. Ce n’était pas la première fois qu’elle entendait ce tube de Michel Fugain, mais cette fois-là,  le « fais » de la chanson est devenu un ordre donné par un Autre spécialement cruel, une injonction à laquelle elle devait obéir. Le passage à l’acte psychotique a toujours ce caractère de soudaineté même quand il est prévisible et semble préparé depuis longtemps comme dans le cas du jeune homme au couteau.

Avec Freud, on a pris l’habitude de penser le passage à l’acte mélancolique à partir de la seule dimension mortifère de la pulsion de mort, cette « pure culture » de mort qui veut exterminer (Vernichtung) le sujet au travers de l’objet. 

En mettant d’emblée le récit de son acte sous le signe de l’envol d’un oiseau, ma patiente a commencé d’explorer une autre dimension de la mélancolie, qui nous parle de l’éternel viduité d’une fille inconsolable qui ne pourrait rencontrer l’Unique qu’à consentir au saut dans le vide, à cet envol qui ne la fera oiseau qu’un instant, mais un instant qui s’inscrit à jamais comme définitif. Parfois, ma patiente regrettait de s’être ratée. Elle disait à la fois que la mort n’avait pas voulu d’elle et en même temps qu’elle n’avait jamais voulu mourir.  La mort aurait été la condition pour ne pas rater son envol et  pour enfin rejoindre l’oiseau-Mère dans son lieu choisi de vacuité d’où elle avait été de toujours bannie. La psychanalyse lui a permis de trouver une autre issue à cet impossible séparation.

L’acte pervers est, au contraire, le lieu d’un spectacle très privé, organisé à l’intention d’un public choisi et qui vise très précisément à le faire réagir, ce public en provoquant son angoisse en le transformant en victime potentielle.

Voilà ce qu’écrit une psychanalyste qui a une longue pratique avec des pervers criminels dans un service psychiatrique fermé : « Peu importe à l’auteur ce que nous sommes quand nous avons quitté la scène quand le rideau est tombé. Lui, l’auteur, le metteur en scène et acteur principal, ne rencontre en nous sur la scène que des protagonistes en costume, qui toujours lui donnent la bonne réplique et tiennent bien leur rôle. Bien sûr,.. qui devinerait qu’il met en scène le texte de sa destinée ? Lui-même l’ignore. Cependant, il détient un secret, et il voue toute sa vie, met toute sa détermination à nous le faire partager. Il lie dans son acte le sexe et la mort. Il revendique la jouissance, il affirme la cruauté de la pulsion. »

J’ai reçu à mon cabinet, au début des années 90, une personne étrange, que j’ai prise de prime abord pour une personne transexuelle. Elle ne l’était pas. C’était une femme artiste qui pratiquait la performance. Elle était déjà très connue du milieu de l’art performance qui m’était totalement inconnu à cette époque et elle avait déjà fréquenté les divans de plusieurs analystes qu’elle avait l’habitude de quitter pour en essayer un autre. Au moins j’étais prévenue de ce qui m’attendait en acceptant d’entrer dans la série des analystes. Je l’ai gardée deux ou trois ans avant qu’elle ne parte ailleurs quand j’ai refusé que la séance d’analyse ne lui serve de scène pour un spectacle en costume qui serait filmé. 

Cependant, j’ai bien été obligée de réaliser que, les costumes en moins, le spectacle avait déjà eu lieu, répétitivement, à chaque séance, avec l’analyste pour seul spectateur. 

Elle m’avait parlé d’une scène qui se passait ailleurs mais qui, elle aussi, se réalisait chaque fois qu’elle venait en séance, m’obligeant ainsi à y penser et à en tenir compte. Elle se présentait comme n’ayant pas d’argent et elle vivait à cette époque avec un amant, artiste lui aussi mais sans grand talent. Elle disait de lui qu’il ne savait  peindre que des petits lapins. Cet homme avait un autre trait beaucoup plus intéressant. Il l’avait mise sous contrat dans son scénario masochiste et c’est avec l’argent qu’il lui donnait qu’elle payait ses séances d’analyse. Il y avait donc chaque fois la même mise en scène qui se déroulait dans son atelier  pendant le temps de la séance et qui ne me laissait aucune marge dans la conduite de la cure comme dans le maniement du transfert. Car dans le théâtre qui se déroulait dans son atelier, le temps était compté.  En effet, son amant, selon son vœu, y était exposé sur une scène, nu et étroitement ligoté par une chaine de telle sorte que son sexe soit écrasé et comprimé à l’extrême.  Elle seule avait le cadenas qui permettait de le détacher, ce qu’elle devait impérativement faire avant que le sexe de cet homme ne soit atteint de nécrose. Elle me le rappelait chaque fois que je la faisait un peu attendre dans la salle d’attente, me déclarait soudain au milieu d’une séance qu’elle devait partir toute affaire cessante car elle avait musarder pour venir à sa séance, fait des emplettes ou pris le soleil. Et comment aurais-je pu la retenir quand je savais ce qui était en train de se jouer ailleurs ? Elle se jouait de l’analyste en me faisant complice de la jouissance qu’elle était supposée donner à son amant mais aussi en m’attribuant le rôle privilégié du spectateur qui ne peut s’empêcher de sursauter et de s’angoisser quand il découvre la scène où se tient la macabre mise en scène d’un corps enchaîné duquel on a détaché le sexe. Elle forçait ainsi mon regard, l’obligeant à se fixer sur cet objet presque macabre pour le transformer en objet de fascination. On trouve ainsi dans l’acte pervers une constante tendance à l’exhibitionnisme ou celui qui regarde est transformé en voyeur horrifié sans même qu’il y consente. Sans doute est-ce là la pointe extrême de la jouissance du sujet pervers, jouir de regarder l’Autre qui est en train de regarder son théâtre. Il fabrique ordonne et met en scène ce qui peut faire surgir un regard de fascination et d’effroi. C’est sa façon d’émouvoir l’Autre en même temps qu’il suscite son angoisse, il y trouve une jouissance qui définit la spécificité de son rapport au monde.

Téhéran, le 16 décembre 2021